CHAPITRE IV

Le professeur Alain De Sourza ouvrit la portière de sa CX et laissa Jérôme Cordier s’installer. Il prit place à son tour derrière le volant et fit démarrer le véhicule.

— Sale coup, hein ? fit Jérôme avec un sourire. Tout le monde garde ses positions et rien n’est organisé.

De Sourza haussa les épaules.

— Fallait s’y attendre. Les uns ne parviennent pas à prendre la situation au sérieux et les autres veulent faire du sensationnel. Quant à Burce, depuis l’accident de sa femme, il n’a plus qu’une idée fixe : rayer jusqu’au mot chien du dictionnaire. Demain, il ne fera pas bon être caniche. On ne peut pas y faire grand-chose, sinon trouver la solution avant que le massacre ne soit définitivement consommé. Vous retournez à Toulouse ?

Jérôme Cordier se racla la gorge.

— C’est-à-dire… J’avais pensé qu’on pourrait unir nos efforts ici. Nous ne sommes pas suffisamment équipés là-bas pour de telles recherches. Et puis nous irions sans doute plus vite en…

— D’accord, l’interrompit De Sourza. Vous dormirez à la maison.

— Je ne voudrais pas…

— Le temps des civilités est un peu dépassé, vous ne trouvez pas ?

Cordier, confus, hocha la tête. La CX roulait vers le sud de Paris.

— On va au laboratoire ? s’enquit Cordier.

— Non. J’ai un ami qui élève des chiens à une trentaine de kilomètres du centre. Nous allons le voir.

Précédant la curiosité de son collègue, il précisa sa pensée :

— Nous allons avoir besoin d’animaux sains pour faire des recherches comparatives. J’espère qu’on en trouvera quelques-uns là-bas.

— Qu’est-ce qu’il élève, votre ami ?

— Des bergers allemands. Il a quelques yorkshires également. Et la plus belle installation de pension de la région. On devrait y trouver un peu de tout.

Les deux hommes gardèrent le silence pendant quelques kilomètres.

— Je peux vous poser une question personnelle ? fit Cordier, un peu gêné.

De Sourza jeta un rapide coup d’œil sur le profil de son collègue et esquissa un sourire.

— Allez-y.

— Toute considération scientifique mise à part, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ?

— Qu’attendez-vous comme réponse ? Un truc du genre mystique ?

— Vous n’avez jamais imaginé ce qui se serait passé si, au lieu des chiens, cette maladie avait frappé les insectes, par exemple ?

De Sourza eut un imperceptible frisson.

— Vous êtes plutôt sinistre. Mais si vous voulez le fond de ma pensée, c’est vrai, j’ai les jetons.

La CX arriva Porte d’Orléans et s’engagea sur l’autoroute du Sud.

— À quoi ça vous fait penser, insista Cordier, ce phénomène de l’électro-encéphalogramme ? Cette mort clinique doublée d’une folie meurtrière ?

— À la même chose que vous, probablement. Vous tenez absolument à m’entendre parler de zombies, de vaudou ou autres exemples de possession ?

— Eh bien, moi… je ne peux pas m’empêcher d’y penser. C’est plus fort que moi. On se trouve devant quelque chose qui nous dépasse complètement et…

— Et on se tourne vers le fantastique, vers l’irrationnel, continua De Sourza. Ce n’est pas tellement original. De tous temps, on a accusé le diable et ses suppôts d’être à l’origine des catastrophes, des épidémies, des maladies incurables. Tout ce qui déroute ne peut être que la marque du Malin, n’est-ce pas ?

— Je ne voulais pas dire ça.

— C’est pourtant ce que vous avez laissé entendre. Mais rassurez-vous, j’ai vu, moi aussi, toute cette fureur aveugle qui habite les chiens malades. Ça dépasse l’entendement. Il y a de quoi dérailler. C’est aussi pour cette raison que j’appréhende les réactions du public. Le type de la S.P.A. avait raison. On va tout droit vers l’extinction de la race canine. J’espère que vous ne vous faites pas d’illusions là-dessus. C’est pour sauver les chiens que nous travaillons. Pas pour sauver les hommes.

— J’aimerais en être aussi sûr que vous, murmura Cordier en se tordant les doigts.

— Mon vieux, rigola De Sourza, vous êtes drôlement atteint.

La CX quitta l’autoroute et fila dans la campagne. La nuit tombait rapidement à cette époque et le faisceau doré des phares balayait la route.

— C’est encore loin ? demanda Cordier.

— Cinq kilomètres environ.

— Vous l’avez prévenu de notre arrivée ?

— J’aurais bien voulu, mais son téléphone sonne sans cesse occupé. Son poste doit être en dérangement.

Cordier se tourna vers lui. Une lueur d’inquiétude brillait dans ses yeux.

De Sourza appuya davantage sur l’accélérateur.

La CX parcourut encore deux kilomètres et s’engagea dans un chemin goudronné bordé d’une pancarte géante annonçant le chenil. Les deux hommes distinguaient la masse sombre de la maison et les bâtiments allongés de l’élevage.

— Y a pas de lumière, souffla Cordier. Il est peut-être absent ?

— Impossible.

La CX ralentit pour aborder le dernier virage avant le chenil. Cordier poussa un cri aigu et il y eut un choc sourd contre sa portière. Le véhicule fit une violente embardée et s’arrêta juste au bord d’un fossé.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un chien a attaqué la voiture. Il a heurté la vitre, expliqua Cordier d’une voix blanche. Bon sang, Alain, je vous en prie, fichons le camp d’ici.

— Calmez-vous, voyons ! fit sèchement De Sourza.

Il remit le contact de la CX qui avait calé. Ils roulèrent au ralenti. Rien ne bougeait autour et on n’entendait que le souffle angoissé de Jérôme Cordier.

— Je suis sûr que c’était un chien, insista-t-il faiblement. Il a foncé directement sur moi, comme s’il n’y avait pas de vitre.

De Sourza s’abstint de répondre et rangea sa voiture devant l’entrée de la maison.

Aucune lumière, aucun bruit. Une situation complètement anormale. Sans compter l’absence visible du propriétaire, on aurait dû entendre les aboiements des chiens.

Rien. Juste un silence lourd qui pesait sur l’élevage, un froid sépulcral. Cordier avait une main posée sur sa poitrine, comme s’il cherchait à apaiser les battements précipités de son cœur. De Sourza se mit à klaxonner.

La sirène perça la nuit. Ils en entendirent l’écho dans la campagne, puis le silence reposa sa chape sur le chenil.

— Il faut aller voir, déclara De Sourza.

— Vous êtes dingue ! sursauta Cordier. Les chiens sont là ! J’en ai vu un. Ils se baladent en liberté et ils attendent justement qu’on sorte de la voiture !

De Sourza éclata de rire.

— Vous vous faites trop de cinéma, Cordier ! Allons, si ça peut vous rassurer, j’irai seul.

— Ça, c’est sûr, murmura son collègue. Même pour cent millions, je fous pas un pied en dehors de cette bagnole.

— Enfin, réfléchissez un peu. Nous avons vu dans nos recherches des animaux fous de rage, pas des assassins calculateurs capables d’organisation…

— Ça m’est égal, s’entêta Cordier. Et si vous sortez, refermez la portière derrière vous.

De Sourza haussa les épaules. Il n’était pas trop rassuré lui-même, il se dégageait de ce chenil silencieux et plongé dans les ténèbres quelque chose de menaçant, mais son collègue en rajoutait tout de même un peu trop. Il posa la main sur la poignée.

— N’y allez pas, tenta Cordier une dernière fois.

De Sourza ignora la supplique et ouvrit la portière. Il hésita une seconde. Rien ne bougeait. Il sortit de la CX. Cordier se pencha et referma sèchement la portière.

De Sourza regarda attentivement autour de lui. Allons, s’il y avait des animaux à proximité, cela se verrait, cela s’entendrait. Il s’approcha de l’entrée de la maison. Il appuya sur la sonnette. Aucun timbre ne résonna à l’intérieur. L’électricité devait être coupée. Il frappa à la porte, plusieurs fois, et comme il s’y attendait personne ne vint ouvrir.

Il se retourna vers la CX. Cordier l’observait, l’air terrorisé. Il brillait pas par son courage, le collègue !

De Sourza actionna la poignée et la porte s’ouvrit. Si le propriétaire des lieux s’était absenté, il aurait fermé à clef. À moins qu’il n’ait été obligé de partir précipitamment. Le couloir était plongé dans les ténèbres. De Sourza jura. Il aurait pu penser à prendre une lampe-torche. Il fouilla ses poches et en ressortit un briquet jetable. Il actionna la molette et fit jaillir une courte flamme. La lueur était faible, mais suffisante pour jeter un œil à l’intérieur de la maison. Il avança dans le couloir et pénétra dans le salon. S’il redoutait d’y trouver un champ de bataille, il fut déçu. Tout était en ordre. Les meubles, les tapis, la télévision, rien n’était renversé ou déchiqueté. Il s’approcha de la cheminée et saisit un tisonnier métallique. Les chambres se trouvaient au premier étage. Il grimpa lentement les escaliers et poussa un nouveau juron. La flamme du briquet commençait à sérieusement lui brûler le pouce. Il relâcha sa pression et se retrouva dans le noir. Sale impression. Il avait beau se répéter dans sa tête qu’il n’y avait rien à craindre, que son ami éleveur avait probablement quitté la maison en emmenant ses chiens dans un autre établissement, la trouille lui serrait malgré tout les tripes. Il fit rejaillir la flamme et accéléra son ascension. Il y avait deux chambres. Il s’apprêtait à ouvrir la première porte lorsque le klaxon de la CX se déclencha, frénétique.

— Dieu…, souffla De Sourza.

Il fonça dans les escaliers, manqua plusieurs fois de se rompre les reins et déboucha dans le couloir, affolé. La panique le gagnait de seconde en seconde. La chair de poule lui recouvrait la peau. Cordier klaxonnait toujours. De Sourza s’élança dans le couloir. Son cœur battait la chamade et sa main serrait le manche du tisonnier à s’en briser les phalanges. Lorsqu’il déboucha à l’air libre, il mesura l’étendue du désastre et regretta de n’avoir point été aussi couard que Cordier. Une vingtaine de bergers allemands entouraient la CX, grognant, griffant la carrosserie, mordant les pneus. L’un d’entre eux était monté sur le capot et heurtait ses crocs sur le pare-brise, cherchant à atteindre Cordier. Ce n’est pas possible ! songea De Sourza.

Les chiens se rendirent compte de sa présence et se tournèrent vers lui. De Sourza sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Le plus rapide des bergers attaqua soudainement. D’un bond il fut sur le professeur. De Sourza abattit sèchement son tisonnier sur le crâne du chien. Il y eut un craquement sinistre et l’animal s’effondra. De Sourza n’attendit pas la réaction des autres et s’enferma dans la maison. Appuyé contre la porte, il écouta les chiens grogner derrière le battant. Plongé dans l’obscurité, essayant stupidement de retenir sa respiration comme pour faire croire aux chiens qu’il avait disparu, le professeur crut rester dans cette situation durant des heures. Sa terreur anéantissait toute notion de temps.

— Alain ! Alain !

Cordier l’appelait. Il se redressa légèrement, attentif. Il n’entendait plus les chiens.

— Alain ! Ils sont partis ! Dépêchez-vous !

Et si c’était un piège ? De Sourza ricana de sa propre bêtise. Comment les chiens pouvaient-ils forcer Cordier à l’appeler ? Il ouvrit la porte, affermissant malgré tout sa prise sur le tisonnier ensanglanté. La CX était toujours là. Cordier avait entrouvert une vitre pour crier. Les bergers allemands avaient disparu.

De Sourza s’élança vers le véhicule. Cordier lui ouvrit la portière et il s’installa derrière son volant. Il se sentait plus en sécurité ici que dans la maison et laissa passer quelques secondes afin de reprendre sa respiration.

— Tout va bien ? s’inquiéta Cordier.

— Oui. Où sont-ils passés ?

— Je ne sais pas. Ils ont filé vers la route. On devrait en faire autant.

De Sourza hocha la tête. Il actionna le démarreur et roula sur quelques mètres.

— Merde…, souffla-t-il.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Ils ont déchiqueté nos pneus.

Cordier, anéanti, se laissa aller contre le dossier de son siège.

— Pas d’organisation, hein ? fit-il en hochant la tête.

— Ça n’a rien à voir, rétorqua De Sourza. Ces chiens ont l’habitude de vivre en meutes dans l’élevage. Ils continuent à respecter ces règles communautaires. Mais ils n’ont rien d’organisé. S’ils l’avaient été, nous ne serions plus de ce monde. Nous tuer leur était facile.

Cordier réprima une grimace.

— O.K. ! vous n’aimez pas beaucoup avoir tort, hein ? Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On roule sur les jantes jusqu’au plus proche village. On se fait dépanner et on file au centre.

 

Curieusement, Guy Marbre avait dû lutter pour rentrer chez lui. Il éprouvait une répugnance certaine à retrouver sa femme Sylvie, et les préparatifs dérisoires qu’elle avait dû faire pour fêter Noël. Toute cette décoration clinquante, cet étalage surabondant de produits alimentaires luxueux, cette joie volontariste des gens, tout cela l’agaçait à présent. Il avait décidé de rentrer à pied, manière de retarder son retour au bercail. Il n’avait pas toujours été comme ça, au contraire.

Dès les premiers frimas de l’hiver, il aimait déambuler dans certaines rues de la capitale, regarder dans les vitrines les produits des traiteurs. Le froid éveillait en lui des images de foie gras, d’huîtres, de saumon fumé, de volailles somptueusement préparées. Une façon comme une autre de compenser le manque de soleil. C’était fini maintenant. Restait plus que le froid. À cause d’un petit connard et de sa bande de barjos, d’un accident stupide, d’une loubarde adolescente qui jacassait comme une pie… C’était pas croyable. Pourtant, quelque chose dans tout cela l’avait profondément choqué. Davantage que la mort d’Angel. C’était l’attitude de sa chienne Riva. La conduite de sa malinoise dans le parking avait été incompréhensible. Elle avait échappé à la main de son maître, avait tenté d’agresser sauvagement le chauffeur de la Mercedes et, pire encore, avait montré les crocs devant Guy qui essayait de la reprendre pour aller finalement se réfugier près d’Angel. Elle s’était laissée caresser par ce paltoquet ! Guy se sentait trompé. Trahi. Quasi cocufié par le voyou au visage de frangine.

Il approchait de sa maison et n’était pas encore parvenu à se débarrasser de ce profond sentiment de frustration. Il décida d’aller boire un café dans une brasserie proche de son domicile. Sylvie devait être follement inquiète à cause de son retard. Elle avait probablement téléphoné à la boîte et on lui avait répondu qu’on était sans nouvelles de lui. Si ça se trouve, cette gourde avait même prévenu les flics. Il voulut pousser la porte vitrée du débit de boisson, mais elle était fermée. Il y avait pourtant pas mal de consommateurs à l’intérieur et ce n’était sûrement pas l’heure de la fermeture. Un serveur s’approcha de la porte et débloqua les verrous métalliques.

— Vous pouvez pas entrer ici, m’sieur, fit l’homme.

Guy fixa le serveur, incrédule.

— Je ne peux pas entrer ? répéta-t-il. Et pourquoi ça ?

L’homme semblait ennuyé. Il s’essuyait machinalement les mains avec sa serviette blanche.

— C’est rapport à vot’chien. On les accepte pas ici.

Guy sursauta. Il avait l’habitude de venir dans cette brasserie et, le plus souvent, accompagné de Riva. On ne lui avait jamais reproché quoi que ce soit. Il connaissait même personnellement le taulier qui était également propriétaire d’un berger belge, un tervueren doux comme un mouton.

— C’est nouveau cette connerie ? fit Guy, agressif.

Il commençait à penser qu’on se payait sa tête. Et il était pas d’humeur.

Le serveur haussa les épaules.

— C’est les ordres. J’y suis pour rien.

Guy crispa les mâchoires.

— Appelez-moi M. André.

— Il est pas là, fit l’autre, laconique. Si ça vous fait rien, je vais refermer la porte, le froid rentre.

Guy hésita entre la colère et le mépris. Il opta pour la seconde solution.

— J’irai donner mon argent ailleurs ! grinça-t-il.

Visiblement, le serveur s’en moquait comme de sa première liquette. Il reverrouilla la porte et s’éloigna.

Guy cracha sur le trottoir et décida finalement de rentrer. Inutile de traîner plus longtemps dans les rues. Retarder l’inévitable ne servait à rien. Il faudrait bien tôt ou tard recoller à la réalité, s’expliquer sur l’accident de la nuit dernière, affronter les soupçons de Sylvie, trouver des arguments sérieux pour calmer son employeur. Rien de réjouissant en ces lendemains de liesse nationale.

Il ouvrit la porte de son appartement. Sylvie avait le visage ravagé par l’angoisse. Bon sang ! Il ne l’avait jamais vue dans un pareil état. Même la gosse chez Angel qui avait pourtant chialé assez longtemps n’avait pas les yeux aussi gonflés que sa femme. Guy trouva ça nettement exagéré.

— Guy ! balbutia Sylvie. Oh ! Guy…

— Quoi Guy ? grogna-t-il en posant son blouson sur le bras d’un fauteuil. Y a eu un pépin. Un gosse qui s’est tué dans le parking La Chapelle. On va pas en faire un plat.

Sylvie le regardait, remuant doucement la tête de gauche à droite.

— Pourquoi tu m’as pas prévenue ? Tu disparais un jour entier, le jour de Noël, et tu trouves qu’il n’y a pas de quoi être inquiète ?

— Je me suis chargé du gosse, mentit Guy. Je suis allé voir les parents et faire le rapport de l’accident. Tout ça prend du temps, figure-toi. Je ne pensais pas que tu te ferais du souci à ce point-là.

Sa femme, brutalement, explosa.

— J’ai cru que toi et Riva… Enfin, Guy, tu n’es pas au courant de ce qui se passe ? Il y a eu hier et aujourd’hui des tas d’accidents avec les chiens. La radio parle d’une centaine de morts.

Guy fronça les sourcils.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Sylvie n’en revenait pas. Son mari ne savait rien, tout juste comme s’il avait passé la nuit et la journée sous terre, à l’écart de tout. Ce qui n’était d’ailleurs pas très éloigné de la vérité.

— Guy, les chiens sont devenus fous. Ils attaquent leurs maîtres.

Guy observa sa femme, puis s’installa dans un fauteuil.

— Oh ! tu débloques…, commença-t-il.

— Eh bien ! écoute un peu les informations ! s’écria Sylvie. Tu verras bien si je débloque, comme tu dis. En attendant, je ne veux plus de Riva dans cet appartement !

La chienne, en entendant son nom, dressa les oreilles et remua la queue.

— Enfin, fit Guy. Regarde-la. Est-ce qu’elle a l’air d’une bête féroce prête à nous égorger ?

Sylvie se planta devant lui, les poings sur les hanches.

— Si Riva reste ici, c’est moi qui m’en vais, déclara-t-elle.

Guy se pencha et alluma le téléviseur.

— Que veux-tu que je te dise ? dit-il calmement. Si tu veux t’en aller, casse-toi. Va chez tes parents, ils seront ravis. Je ne vais pas mettre Riva dehors uniquement pour te faire plaisir et parce que tu as entendu qu’un chien avait mordu son maître…

— Pas un chien ! coupa Sylvie. Mais cent !

— Eh bien cent, si tu veux. Ils pourraient bien être mille ou des millions à avoir bouffé leur maître que Riva resterait quand même ici. T’as pigé maintenant ?

Sylvie éclata d’un rire hystérique.

— Il y a longtemps que j’ai compris ! Tu es amoureux de ta chienne. Si tu pouvais tu la baiserais ! Peut-être que tu le fais déjà ! Hein ? T’es tellement minable au lit avec moi !

Guy quitta son fauteuil et s’approcha de sa femme. Il la gifla à deux reprises, sèchement.

Elle porta ses mains à son visage et se mit à sangloter nerveusement.

— Excuse-moi, dit-elle d’une voix éteinte. Mais j’ai eu tellement peur.

Guy retourna à son fauteuil et regarda le film qui se déroulait sur l’écran de télévision. Riva s’approcha de lui et posa sa tête sur les genoux de son maître.

Guy lui flatta l’encolure.

Sylvie renifla et s’éloigna vers sa chambre.

C’était pas vraiment gai, comme ambiance.

La CX roulait au pas dans un fracas métallique effroyable. Le dernier pneumatique venait de rendre l’âme, s’éparpillant en lambeaux de caoutchouc noir sur la chaussée. Par chance, ils arrivaient à l’entrée du bourg.

— Les jantes doivent être fichues, constata Alain De Sourza. On va devoir trouver quelqu’un pour nous ramener à Maisons-Alfort, ou pour nous louer un véhicule…

Jérôme Cordier grimaça.

— Ça a l’air plutôt mort comme patelin.

La CX arriva sur ce qui semblait être la place principale du village et ils n’avaient encore pas aperçu âme qui vive. À part quelques rares rais de lumière qui filtraient sous les volets des maisons et la guirlande clignotante qui ornait le grand sapin au centre de la place, on aurait pu se croire dans une ville fantôme de l’Ouest des États-Unis.

— Vous parlez d’un bled, siffla Cordier. On dirait pas que Paris n’est qu’à trente bornes. Y a même plus un troquet ouvert.

— Vous avez soif ?

— Non, pas particulièrement. Mais j’avoue que voir un visage humain me ferait plaisir, même la tronche avinée d’un limonadier.

De Sourza hocha la tête. Cordier venait de mettre le doigt sur l’origine du malaise qui les habitait. Cela faisait plusieurs heures qu’ils n’avaient plus approché un seul être humain. Une impression curieuse et angoissante.

La CX s’immobilisa devant une station-service Elf. Les pompes étaient fermées mais, visiblement, le garagiste habitait la villa mitoyenne et avait placardé à l’entrée : « Dépannage 24 heures sur 24. » Une bonne aubaine. De Sourza s’extirpa du véhicule et partit actionner la sonnette d’entrée. Le jardin qui jouxtait la maison semblait agréablement entretenu et ordonné, malgré les sempiternels sept nains en céramique et le mini-puits artificiel. Le traditionnel mauvais goût de la petite-bougeoisie. Par contre, le garagiste semblait peu pressé de répondre à son appel. De Sourza insista sur la sonnette. Il entendait le carillon à l’intérieur de la villa. Le professeur reposa son regard sur le jardin. Une forme sombre côtoyait le puits, mais il ne parvenait pas dans cette obscurité à distinguer de quoi il s’agissait exactement. Cordier était venu à ses côtés. Il soufflait sur ses doigts gelés.

— On dirait qu’ils sont pas très accueillants, hein ?

De Sourza piétina sur place.

— C’est un lendemain de fête. Ils n’ont sans doute pas très envie de travailler.

Juste comme il finissait de prononcer cette phrase, la lumière s’alluma sur le perron. De Sourza put apercevoir enfin la forme sombre près du puits. C’était un chien de chasse, roux et blanc, allongé, mort ou complètement sourd. Un homme apparut à la porte, un fusil à la main. Cordier s’étrangla et se mit à tousser.

— Qu’est-ce que vous voulez ? cria l’homme d’une voix qui n’avait rien d’amicale.

— Nous sommes en panne avec notre voiture, expliqua De Sourza.

— Je travaille pas cette nuit, grogna l’autre, et il fit un geste comme pour refermer la porte de la villa.

— Attendez ! Nous sommes médecins et nous devons à tout prix rejoindre Paris cette nuit. Nous devons aussi prévenir la gendarmerie qu’un…

L’homme s’était approché.

— Vous êtes médecins ? demanda-t-il en détaillant les deux hommes avec un regard lourd de soupçons.

Cordier voulut dire quelque chose, mais De Sourza le précéda. Il était inutile de préciser qu’ils étaient en fait vétérinaires.

— Oui. Notre voiture a…

L’homme ne le laissait jamais terminer ses phrases. Il s’approcha encore et ouvrit le portillon.

— Entrez. Pas la peine de rester dehors.

— Merci, fit De Sourza en pénétrant dans le jardin.

Il jeta un œil sur le chien allongé. Il était effectivement mort. Il lui manquait la moitié de la tête.

— C’est votre chien ? demanda le professeur.

L’homme cracha par terre. Le glaviot était apparemment sa seule réponse à la curiosité de De Sourza. Le trio pénétra dans la maison. Il y régnait une douce chaleur. Cordier poussa un soupir de soulagement. Il lui semblait retrouver la civilisation. Le garagiste montra une porte du bout de son fusil.

— C’est par là que ça se passe.

Plutôt bourru le dépanneur. De Sourza sentait qu’au moindre geste un peu brusque, il n’hésiterait pas une seconde à décharger son arme sur eux. Drôle d’accueil.

Ils pénétrèrent dans un vaste salon luxueusement meublé. Allongée sur un sofa, une femme respirait péniblement. Elle était très pâle et son visage luisait de transpiration.

— Faut la soigner, grogna le garagiste. Je m’occuperai de votre voiture après.

Cordier sursauta.

— Vous n’avez donc pas de médecin dans le village ?

— Si. L’un est parti en vacances et l’autre est mort hier.

— Et le téléphone ? s’inquiéta Cordier. Il doit bien y avoir d’autres docteurs dans les villages voisins.

— Le téléphone est coupé. Vous avez encore d’autres questions à poser ?

L’homme, visiblement, s’impatientait. De Sourza s’approcha de la blessée. Elle ouvrit à peine les yeux. Son regard éteint indiquait qu’elle était en état de choc profond.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

L’homme rabattit la couverture qui était posée sur la femme. De Sourza et Cordier grimacèrent en même temps. Elle avait une vilaine déchirure au niveau de la cuisse et une plaie sanguinolante au bas-ventre. Le garagiste avait eu l’heureuse idée de compresser les traumatismes avec du coton et avait ainsi enrayé l’hémorragie.

La blessure à la cuisse avait d’inquiétants contours noirâtres.

— Un chien ? questionna Cordier.

— Mon chien, précisa l’homme.

— Vous avez pris sa température ?

— Non, fit le garagiste en haussant les épaules.

Une demi-heure plus tard, De Sourza avait nettoyé les plaies, appliqué des bandages et injecté une dose d’antibiotiques et de tranquillisants. Le visage de la femme n’avait guère repris de couleurs, mais il semblait plus détendu.

— Elle va dormir à présent, expliqua De Sourza. Mais il vaudrait mieux la transporter dans l’hôpital le plus proche, ça serait plus prudent. Elle doit rester en observation durant quelques jours. Cette plaie au bas-ventre ne me plaît pas beaucoup.

L’homme avait posé son fusil sur la table de séjour.

— Vous êtes passés devant l’église ? demanda-t-il.

Cordier haussa les sourcils. Il ne voyait pas vraiment le rapport entre l’hôpital et l’église.

— Non, vous n’êtes pas passés devant l’église. Sinon vous n’auriez jamais osé quitter votre voiture.

Cordier eut un frisson.

— Vous voulez boire un verre ? fit le garagiste en s’approchant d’un buffet.

Les deux professeurs acceptèrent. L’homme leur servit une bonne dose de cognac.

— Qu’est-ce qui s’est passé à l’église ? interrogea De Sourza en prenant son verre.

— Une bande de chiens errants a attaqué la messe de minuit hier. Une vraie boucherie. Y avait rien à faire. Ils étaient trop nombreux et surgissaient de partout. Des gros, des moyens, des petits. Moi et ma femme, on a réussi à se tirer et à rentrer sans encombre à la maison. C’est là que Snoopy a…

Il baissa la tête et son regard se voila.

— Je n’y comprends rien, murmura-t-il. Tous ces chiens enragés qui s’acharnaient sur les vieillards et les enfants. On aurait dit qu’ils savaient qui attaquer sans grand danger.

Il remua doucement la tête en un geste négatif.

— Non, elle n’ira pas à l’hôpital. Ici, on est à l’abri. Les chiens peuvent bien revenir, j’ai de quoi les accueillir. Je ne sais même pas s’il reste quelqu’un de vivant dans le village. Cela fait plus d’une heure que je surveille la rue de ma fenêtre et je n’ai vu passer qu’une voiture et puis vous êtes arrivés.

De Sourza se racla la gorge.

— Nous devons retourner à Paris…

— Pourquoi ne pas attendre demain matin ? Il fera jour.

— Ce n’est pas possible. Ç’est maintenant que nous devons partir.

L’homme se leva, à contrecœur.

— Qu’est-ce qu’elle a votre voiture ?

— Les pneus crevés.

L’homme se retourna, l’air surpris.

— Et vous n’avez pas de roue de secours ?

— Les quatre pneus sont crevés. J’ai dû rouler sur les jantes pendant quelques kilomètres. J’ai bien peur que les roues ne soient inutilisables.

— Les quatre pneus crevés ? répéta le garagiste, incrédule. Mais qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?

— Les chiens nous ont attaqués, expliqua De Sourza. Au chenil.

Le garagiste empoigna son fusil et le pointa immédiatement sur les deux hommes.

— Au chenil ? éructa-t-il. Vous venez du chenil ? Vous êtes des amis de ce salopard !

— Je ne comprends pas, fit De Sourza en écartant les mains.

— C’est la faute de ce fumier si tout est arrivé ! Ses maudits chiens se sont échappés. Ils ont dû coller la rage à tout le pays. Il y avait un paquet de bergers allemands dans la bande qui a attaqué l’église. C’étaient les siens. J’en suis sûr.

— Voyons, nous…

Le garagiste ouvrit la porte de la villa.

— Foutez le camp et soyez heureux que je vous descende pas comme des perdrix. Et si vous revoyez votre copain l’éleveur, dites-lui que je viendrai personnellement lui faire la peau ! Tirez-vous !

Cordier voulut protester, mais De Sourza le tira par la manche.

— Partons, chuchota-t-il. Cet idiot serait capable de mettre ses projets à exécution.

Les deux hommes quittèrent le jardin et retournèrent à la CX. Elle n’était pas belle à voir, la Citroën. Couchée sur le ventre, sa peinture rayée en tous sens par les griffes des chiens.

Cordier se mit à grelotter. Le froid était de plus en plus vif.

— J’en ai marre, se plaignit-il. Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ?

— Ça serait bien le diable si on ne trouvait pas une CX dans ce village.

Cordier regarda son collègue avec des yeux ronds.

— On va voler des roues ?

— Pas d’autre solution. Mais rassurez-vous, je laisserai un chèque.